© Maurice
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L'artiste Adele Renault capte des merveilles que d'autres ignorent dans le quotidien de la métropole et de ses habitants : pigeons et sans-abri. Elle les représente sur ses graffitis et d'impressionnants portraits à l'huile sur toile. À l'instar d'un pigeon voyageur, elle sillonne le monde entier pour promouvoir le street art dans les contrées les plus lointaines. « J'évite souvent les lieux touristiques, mais je m'attarde dans de drôles de ruelles. »
Souvent, les gens considèrent les pigeons comme des animaux laids et sales. Une espèce de rat ailé qui vit dans les caniveaux et en rue et qui aime recouvrir les statues d'une couche de fiente. Mais observez-les bien… Quels beaux yeux vifs et pétillants ! Quelle belle couleur métallisée ! Et que dire de ces magnifiques plumes vertes et violettes ? « En les observant de près, vous remarquerez que les pigeons arborent plusieurs couleurs », poursuit Adele Renault. « Si vous regardez quelque chose assez longtemps ou correctement, vous voyez toujours une merveille. »
Et Adele sait de quoi elle parle ! En tant que graffiteuse, elle a examiné beaucoup de pigeons de près. Mieux encore : l'oiseau est son sujet de prédilection pour les fresques murales qu'elle réalise dans le monde entier. Elle le met bien en valeur ! Alors qu'elle avait l'habitude de faire des gros plans des têtes expressives de ces volatiles, elle se concentre désormais souvent uniquement sur leurs plumes. « Je rêvais depuis longtemps déjà de faire de l'art abstrait, mais je ne savais pas comment m'y prendre », explique-t-elle. « Jusqu'à ce que je réalise que je le faisais déjà ! Parfois, cela ressemble à une forêt tropicale. »
Adele a peint son premier pigeon en 2009. Elle n'était pas particulièrement fan de cet animal, mais « il vit dans la rue, et j'y travaille en permanence. Je ne m'intéressais pas vraiment au pigeon en lui-même, mais à ce qu'il représente. » Un pigeon pour représenter la ville ! Adele ajoute : « Avant, quand je peignais le portrait d'un être humain, tout le monde voulait tout savoir à son sujet. Qui est-ce ? Pourquoi l'avoir choisi(e) ? Alors que ce n'était pas souvent ce qui m'intéressait : la lumière était simplement belle ce jour-là. Et cette personne était à proximité, par hasard. »
Adele travaille toujours sur la base de photos. Où qu'elle peigne dans le monde, elle essaie de trouver un pigeon qui convient. C'est ainsi qu'elle se retrouve parfois dans des endroits loufoques. Comme quand elle a essayé d'expliquer à un vieux colombophile de Moscou qu'elle voulait prendre des photos de ses animaux. « Il ne parlait pas un mot d'anglais et pensait que j'étais folle. Mais une fois qu'il a eu compris, il était très fier ! »
Dans l'univers du street art, le nom d'Adele est désormais associé aux pigeons. Ils ouvrent des portes qui sinon resteraient fermées. Et Adele rencontre des gens qu'elle n'aurait jamais côtoyés dans d'autres conditions, comme les colombophiles de Belgique et Chine qui l'invitent régulièrement à des événements. « C'est comme si les pigeons m'offraient l'occasion de faire une étude anthropologique. »
© Ari Sturm, © Maury_Page
Adele doit son amour des graffitis à la passion que ses parents vouent aux voyages. En tant que musiciens, ils voyagent en Amérique latine, Afrique et Europe. Adele parcourt dès lors le monde depuis son plus jeune âge. À la gare de Prague, elle a observé attentivement les trains peints. Elle admire parfois aussi des fresques plus près de chez nous, à Liège. « Quand j'ai vu un graffeur à l'œuvre sur la place Saint-Lambert, j'ai su que je voulais faire ça aussi ! » Elle a tenu sa première bombe aérosol à treize ans, grâce à son papa. Il donnait des cours de piano à Verviers et a appris que des ateliers de graffitis y étaient organisés chaque semaine.
Petite, Adele passait son temps à dessiner. Paysages, chevaux, dauphins, portraits… Elle couchait tout sur papier ! La nature constitue un thème important. Les idées ne manquent pas, car Adele a grandi dans les bois des Ardennes, dans un petit hameau entre Spa-Francorchamps et Stavelot. Un magnifique environnement, comme elle le décrit elle-même ! « Quand j'étais petite, j'aimais jouer dans les bois et ériger des constructions dans les arbres et rivières. »
Les graffitis sont toutefois plus fréquents en ville. Plus Adele grandissait, plus cela la travaillait. À l'école, elle s'ennuyait à mourir. Et son côté punk tranchait avec la douceur de vie au village. « Mes parents m'emmenaient partout. Plus vous voyez de choses, plus vous êtes ouvert d'esprit. Je sentais que j'étais à part des autres et voulais explorer le monde. Je suis partie dès que l'occasion s'est présentée ! »
© Martha Cooper
32 ans
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Originaire de Stoumont
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Elle a étudié à l'Académie royale des Beaux-Arts de Bruxelles
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Elle s'adonne au street art (graffitis) et peint à l'huile sur des toiles
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Elle a notamment vécu à Brighton et Amsterdam
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Elle habite actuellement à Los Angeles (durant l'épidémie de coronavirus, elle séjournait toutefois à Londres)
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En Belgique, vous pouvez admirer son œuvre à Tongres (sur le côté du Café Rembrandt, le plus ancien café de la ville) et à Liège (rue de l’Étuve)
Elle se qualifie elle-même de pigeon voyageur qui déploie ses ailes. Adele a continué de développer sa passion pour les graffitis à Brighton, en Angleterre. Elle y a passé ses deux dernières années de secondaire. « Je suis allée voir les halls of fame, des murs sur lesquels on peut s'exercer », précise-t-elle. Parfois, elle peignait aussi dans la rue. Lors d'une de ses sorties, la police l'a arrêtée et elle a passé la nuit en prison. Cela fait partie du jeu, dit-elle. « Les graffitis doivent garder ce côté illégal. »
Aujourd'hui, des autorités et entreprises la paient correctement pour égayer un mur, mais Adele a surtout appris en travaillant sous les ponts, sur de vieux bâtiments délabrés et le long des voies ferrées. Ses œuvres ont aujourd'hui disparu, car les graffitis sont temporaires. Mais cela ne la dérange pas. « Pourquoi est-il agréable de sauter d’un avion en parachute ? Pour l'émotion, la sensation du moment. C'est pour cela qu'on le fait. Il en va de même pour les graffitis. »
À l'époque, Adele ne passait pourtant pas toutes les nuits dans les ruelles de Brighton. Elle ne pouvait pas se le permettre, car les bombes aérosols coûtaient trop cher ! Quand elle était étudiante, elle le faisait une seule fois par mois. Le reste du temps, elle s'exerçait sur papier. Heureusement, elle pouvait exprimer sa créativité à l'école. « En Angleterre, à seize ans, on choisit trois ou quatre branches sur lesquelles on se concentre. Et il ne s'agit pas forcément des mathématiques, cela peut aussi être l'art ou le théâtre. » Un professeur d'art inspirant lui a permis d'expérimenter la peinture à l'huile. Adele trouvait cela fabuleux ! Depuis, elle combine les deux disciplines : les graffitis sur les murs et la peinture à l'huile sur toile.
Elle ne se sentait toutefois pas encore une artiste. Elle a vu comment ses parents devaient se battre pour joindre les deux bouts. « Je ne voulais pas reproduire ce schéma », affirme-t-elle. « Je voulais simplement gagner de l'argent. » C'est ainsi qu'Adele s'est lancée en tant que graphiste dans le secteur de la publicité à Amsterdam. Ce qui l'a motivée ? Pouvoir faire preuve de créativité, sans être condamnée à manger des tartines au chocolat. « Je gagnais plus que mes parents à eux deux, mais j'ai vite compris que je pouvais aussi beaucoup moins voyager. Mes amis et les membres de ma famille étaient leur propre patron. Ils n'étaient peut-être pas très riches, mais ils pouvaient aller où ils voulaient. Je me suis rendu compte que j'étais ainsi faite : je ne pouvais pas travailler de neuf à cinq heures jusqu'à la fin de mes jours. »
Dans le même temps, les graffitis sortent de l'illégalité. D'excellents street artists arrivent de plus en plus souvent à vivre de leur art. Adele s'opposait depuis longtemps à cette tendance : elle estimait que les graffitis devaient rester illégaux et excitants. Jusqu'à ce qu'elle réalise qu'elle pouvait vivre de l'art de rue et voyager en même temps ! Depuis lors, elle parcourt le monde pour promouvoir son art. Ses pigeons ornent notamment des murs de Hollywood à Delhi et de Berlin à Moscou en passant par Amsterdam. À Rock Werchter, elle peint des plumes de pigeons sur les North West Walls, des conteneurs empilés sous l'égide d'Arne Quinze. Mais elle décore aussi de gigantesques façades d'hôtel ou une cheminée d'usine de 45 mètres de haut en Corée du Sud. « Plus la surface est grande, plus mon travail a d'impact. » Pour de tels travaux, elle utilise un élévateur. Elle n'a pas le vertige. « Du moins pas tant que je ne regarde pas en bas », rit-elle.
La plupart des réactions sont positives. Et même les plus grands sceptiques changent d'avis quand ils voient Adele à l'œuvre tous les jours pendant une semaine. « Je suis souvent déjà occupée quand ils partent travailler et je n'ai pas encore fini lorsqu'ils rentrent chez eux. Les lignes noires que je trace au début prennent forme petit à petit. Cela intrigue les gens. Nous discutons et ils m'apportent parfois quelque chose à grignoter. »
Adele a hérité de ses parents son mode de vie nomade, mais elle a pris l'accent néerlandais pendant les neuf ans passés à Amsterdam. Pourtant, elle est bien décidée à ne pas rester en place. Elle préfère voyager pour le travail que pour les vacances. « Je ne suis jamais allée à l'hôtel avec mes parents. Nous étions toujours sur la route pour rendre visite à des amis ou mettre en place un projet musical », explique-t-elle. « C'est ainsi que l'on s'imprègne de la vie à un endroit du globe. Quand je vais peindre un mur quelque part, je passe toute une semaine dans la rue. Je parle aux gens, goûte leurs spécialités et découvre l'endroit d'une autre manière que si je voyageais. J'évite souvent les lieux touristiques, mais je m'attarde dans de drôles de ruelles. »
Elle peint ainsi le portrait de personnes âgées dans les petits villages du Burkina Faso. Certaines ont plus de cent ans, mais la plupart ne connaissent pas leur propre date de naissance. Elle s'est installée à Los Angeles il y a trois ans. Elle y peint les gens ordinaires de sa rue : le cuisinier, le vendeur de fruits dans la rue, le monsieur de la salle de sport ou la dame qui remplace les pneus de voiture. Elle suit toujours la même philosophie : capter des merveilles que les autres ne voient pas. « La plupart des gens ont une belle âme », selon Adele.
Cela vaut aussi pour les clochards de Tenderloin, un quartier pauvre de San Francisco, qu'Adele dépeint avec beaucoup de respect. « Je passais chaque jour une heure ou deux avec eux. Nous bavardions ou buvions une bière », explique Adele. C'est ainsi qu'elle a entendu les histoires classiques, comme celle de cet homme qui travaillait comme portier dans une boîte de nuit et avait reçu une balle dans le genou. Il n'avait pas d'assurance maladie : les médecins l'avaient donc gavé d'analgésiques. Quelques semaines plus tard, il était dépendant et à la rue ! Sans emploi, car il ne parvenait plus à marcher. « Ce genre d'individus ne sortent plus de ce cercle vicieux. Souvent, ils ne se battent même plus. Ils ont déjà touché le fond et ne peuvent dès lors plus tomber plus bas. »
En une semaine, Adele gagne la confiance des sans-abri qui l'autorisent à les prendre en photo. Sur le portrait qu'elle peint ensuite, on peut compter les poils de leur barbe ou les fils de leur casquette de baseball. C'est hyperréaliste ! Mais pourquoi se rapproche-t-elle de personnes que d'autres éviteraient avec soin ? « Mes parents étaient là pour tout le monde. Ils donnaient des cours de musique et repéraient les enfants qui ne se sentaient pas bien dans leur peau. Ils passaient aussi au centre de réfugiés pour les saluer. Les Ardennes ne comptaient pas beaucoup de sans-abri, mais s'il y en avait eu, mes parents les auraient hébergés. Ils m'ont transmis cette tendance à respecter chacun ! »
© Bas Uterwijk, © Dan Verbruggen-Ausilio Photohgraphy
Adele se rend compte que peindre des murs n'est pas toujours le passe-temps le plus durable. Elle prend souvent l'avion et utilise des bombes aérosols qui ne sont pas très bonnes pour la couche d'ozone. Mais elle essaie aussi de compenser dans d'autres domaines : elle génère moins de déchets, voyage moins, roule un maximum à vélo ou mange bio. « Et j'espère créer quelque chose de beau en ville. »
La peinture est également traumatisante pour le dos et les bras. « C'est un sport assez athlétique », constate Adele. « Si vous ne prenez pas soin de votre corps, vous ne pouvez pas rester debout douze heures par jour sur un élévateur. » Elle va donc régulièrement courir ou rouler à vélo l'après-midi. Elle a fini son premier triathlon juste avant le début de la pandémie. Quand elle était petite, les cyclistes flamands et néerlandais qui envahissaient sa région natale l'agaçaient. Mais elle réalise maintenant que les Ardennes sont « le meilleur endroit au monde » pour faire du vélo.
Mieux encore : elle rêve de retrouver ses racines. Elle envisage d'acheter une petite maison dans la campagne ardennaise avec son ami anglais, où elle pourra cultiver des légumes. « Ma mère me demandait toujours de l'aide pour le jardin. 'Encore ces légumes', me disais-je alors ! Mais je réalise maintenant à quel point ces connaissances sont précieuses. C'est génial dans les Ardennes ! »
Nous avons demandé à Adele la liste de ses fresques murales préférées en Belgique. Celles-ci sont publiques et donc ouvertes à tous.
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